CHAPITRE XVI

L’écran tridimensionnel de l’appareil vidéo-psy s’éteignit et Syr Galben se leva rageusement de son siège.

— Du diable si je comprends ce que peuvent signifier ces images. Voilà trois fois que nous visionnons votre stock, et pendant ce temps, la cargaison pourrit. J’ai eu tort de vous écouter, Weisse. Votre combine est foireuse de bout en bout. Vous appelez cela des preuves ? Jamais Xuban ne traitera pour si peu. Des rêves ne prouvent rien.

Angam n’avait pas bougé. Il était comme cloué sur place, les yeux encore fixés sur l’écran, fasciné et horrifié à la fois. Il avait compris, lui, et la révélation le laissait incapable de produire un son.

— Weisse, est-ce que vous m’écoutez ? gronda le trafiquant.

— J’ai entendu, oui. Vous vous trompez, Galben. Les rêves peuvent constituer des preuves, dans la mesure où ils reflètent l’exacte personnalité du sujet. Et dans le cas qui nous occupe, jamais songes n’auront trahi à ce point les intentions du dormeur.

— Mais qu’avez-vous trouvé dans ces images bizarres qui puisse vous faire penser une chose pareille… Il n’y a rien, dans tout cela. Rien. A l’exception de quelques visions… croustillantes !

— Vous avez regardé sans voir, Galben. Vous pourriez vous souvenir des premières cassettes, celles qui remontent à une bonne douzaine d’années ?

— Oui. Des défilés de soldats, des décollages d’astronefs de guerre. Des drapeaux. La foule hurlante acclamant des personnages…

— Des souvenirs de la guerre, Galben. De cette fameuse guerre que nous avons perdue et qui a marqué le début de notre décadence. La fin d’une apogée. Et puis ?

— Des Horlags. Des morts. Et puis des cauchemars difficilement compréhensibles.

— Confus, oui, où mon visage et celui de ma femme apparaissent fugitivement. Le dormeur n’a pas oublié, et l’analyseur confirme haine obsessive, légers troubles mentaux de nature schizophrénique, je passe sur le commentaire détaillé. Sachez que ce dormeur est mon beau-père. Du moins il l’était il n’y a pas si longtemps encore. Son nom : Baney. Lod Baney. C’est lui que la foule acclamait, en compagnie de ses autres lieutenants. – Le Coordinateur Baney, le bras droit du Commandeur Général de Xuban ?

— En personne. Maintenant souvenez-vous. Cette cassette vieille de seulement huit ans. Les rêves ont changé, à l’exception de ces défilés, de ces souvenirs de gloire. Sont venus s’y ajouter d’autres visions.

— Des Montreurs. Des Montreurs en activité.

— En activité, oui, mais pas sur des êtres vivants. Sur des morts. Sur des victimes de Horlags.

— Cela ne veut rien dire.

— … Et puis une sorte de planète artificielle, un agrégat de structures métalliques. Vous l’avez reconnue ?

— Cela rappelait Epsilon, du Système de Lût.

— C’était Epsilon, assura Weisse d’un ton sec. Et après des passages confus, les défilés de soldats réapparaissent, les décollages de vaisseaux aussi. Mais le décor n’est plus le même, ni les vaisseaux qui sont devenus incroyablement modernes et sophistiqués. Là, il ne s’agit plus de souvenirs, Galben. Le dormeur rêve d’une réalité.

— Je ne comprends toujours pas. Un rêve peut très bien ne pas cadrer avec…

— L’analyseur a confirmé mon sentiment, à cet endroit, voyez…

Galben poussa un gros soupir, observa quelques secondes de mutisme avant de déclarer :

— Je vous donne une journée pour me convaincre, Weisse. Après quoi j’entame la procédure habituelle…

— Vous convaincre ? Vous convaincre qu’il se prépare une gigantesque opération militaire, mûrie depuis longue date, et qu’une armée de non-morts va déferler sur la galaxie et offrir un nouvel empire à Xuban ?

— Mais il ne s’agit que de rêves ! s’emporta Galben. Comment pouvez-vous avancer une chose pareille aussi catégoriquement ?

— Parce que je suis au fait de choses que vous ignorez. Des preuves, j’ai dit que nous irions en chercher. Pas plus tard qu’aujourd’hui. Et vous m’accompagnerez… Mais auparavant, il faut prendre contact avec Lod Baney. C’est avec lui que je veux négocier. La conviction de Weisse était contagieuse, et Galben commençait à ne plus savoir où il en était.

— Si votre affaire échoue, avertit-il, je vous jure que je vous livre pieds et poings liés à la justice de votre planète…

— Contre rançon ? railla Angam.

Les deux hommes se rendirent à la salle de contrôle, où ordre fut donné d’établir une communication avec Xuban. Le commandant Farth apparut, répondant à la convocation. Il coula un regard meurtrier à Weisse et vint prendre place devant l’écran de réception.

— Tâchez d’obtenir Baney en personne, dit l’ex-prévôt. Expliquez votre situation, et puis cédez-moi votre place. »

Une image à trois dimensions, proche de la grandeur nature se matérialisa sur l’écran. Celle d’un vieil homme à cheveux blancs et lunettes fumées, qui posa sur Farth un regard que l’on devinait interrogateur et inquiet. – Bonjour, Coordinateur, dit le commandant prisonnier. Je suis navré de vous importuner, mais il y a un problème. Mon vaisseau est tombé aux mains de trafiquants. Il y a ici une personne qui tient à traiter directement avec vous…

Farth se leva, laissant le champ à Weisse. Il ne vit pas l’expression méprisante de son supérieur. Elle se mua presque simultanément en étonnement.

— C’est vous, Weisse ?

— En personne, oui.

— Je me doutais que j’entendrais bientôt parler de vous. J’étais sûr que c’était vous l’assassin de Slem, et le cambrioleur…

— On n’assassine pas un humanoïde, on le met hors d’état de marche, rétorqua froidement Angam.

— Vous avez les vidéocassettes ?

— J’en dispose d’une partie ici. Le reste est en lieu sûr, mentit Weisse.

— Je présume aussi que vous n’auriez pas commis la stupidité de les transporter en totalité avec vous dans cette dangereuse équipée. Je m’interroge encore de la façon dont vous avez pu quitter Xuban…

— Par la même voie que ces centaines de cadavres que vous détournez chaque jour.

— Mmmh… Vous avez donc fini par satisfaire votre insatiable curiosité… Et que pensez-vous de notre projet ?

— Il me fait vomir, et aussi longtemps que je resterai vivant, je l’empêcherai d’aboutir…

— Oui, mais voilà. Vous ne resterez pas éternellement en vie, Weisse. Je m’étonne un peu d’ailleurs, connaissant vos sentiments, que vous vous abaissiez à traiter de la sorte.

— Je n’ai plus besoin des cassettes vidéo-psy. Je vous les rends contre dix millions de sars.

— C’est une très grosse somme. Sinon ?

— Je m’arrangerai pour les transmettre à des autorités du Monde Extérieur.

Baney eut une moue appréciatrice.

— Oui, je crois que vous le feriez. Ce sont vos seules conditions ?

Galben ne dissimulait pas sa satisfaction. Angam était moins optimiste. Il y avait dans le ton de Baney une nuance de sarcasme qui l’inquiétait.

— Je tiens à ce que vous apportiez la rançon en personne, Coordinateur. Vous et personne d’autre. Un méchant sourire étira les coins de la vieille bouche ridée.

— A combien estimez-vous le prix d’une vie humaine, Weisse ?

— Que voulez-vous dire ?

— Croyez-vous que cinq millions de sars constituent une rançon suffisante pour la vie d’un de vos semblables ?

— Cela dépend.

— Dans ce cas, sachez que je détiens une dénommée Myra et son fils en mon pouvoir.

— Vous bluffez.

— Kalf est mort. Comme un rat. Asphyxié dans son terrier.

— Vous mentez, dit Weisse en serrant les mâchoires à les briser.

Il connaissait bien Baney. Il savait qu’il ne se risquerait pas à un tel chantage s’il ne disait la vérité.

— Pensez ce que vous voulez, Weisse. Mais si je vous dis que la femme a une tache de naissance en haut de la cuisse droite… Ne me faites surtout pas croire que vous ne l’avez jamais… remarquée. Donc voici mon marché. Les cassettes et votre silence en échange de mes otages. Angam Weisse tentait de réfléchir à toute vitesse, mais il n’entrevoyait aucune échappatoire. Il prit une brusque inspiration.

— Non, Baney. Dix millions de sars. Pour les seules cassettes. Rendez-vous dans dix heures aux coordonnées qui vont vous être communiquées.

Weisse quitta le champ. Galben le remplaça et indiqua le point de rencontre. Puis l’écran s’éteignit, avalant le visage repoussant du vieux politicien… Weisse tomba sur un siège, blême. Il avait l’impression d’avoir fait le tour de Xuban à pied. Il se passa une main moite sur le visage…

— Vous avez sacrifié une femme et son gosse pour la rançon ? demanda Galben, interloqué. C’étaient les vôtres ?

— Presque, oui. Ils auraient pu les devenir, en tout cas.

— Dans toute une existence de trafiquant, j’ai été conduit à faire des choses qui n’étaient pas jolies. J’ai violé, j’ai tué… Mais ça…

— La ferme, Galben, ou je vous jure que je vous descends sur-le-champ.

Le pirate comprit qu’il disait vrai, et il n’ajouta rien de plus pour l’instant. Pourtant, plus tard, il revint trouver le Xubanien dans l’un des salons.

— Il ne reste que quelques heures avant le rendez-vous…

— …

— C’est Baney, que vous voulez détruire ?

Weisse leva les yeux sur lui, et trouva qu’il avait bizarrement changé d’expression. Syr Galben eut un sourire embarrassé.

— J’avoue avoir conçu à votre égard depuis le début certains projets… Maintenant, vous pourrez me tourner le dos sans crainte. Et nous aurons Baney.

Angam hocha la tête. Il ne voyait pas d’autre moyen pour exprimer sa reconnaissance en cet instant précis. – Nous sommes loin d’Epsilon ? demanda-t-il brusquement.

— Non, nous en sommes plus rapprochés que de Xuban.

— Nous aurions le temps de survoler le satellite et d’arriver à l’heure au rendez-vous ?

— En faisant vite, oui… Mais il y a un risque si, comme vous le pensez, ce nid de Horlags couvre des installations militaires. Si nous étions pris en chasse… – Ne souhaitiez-vous pas d’autres preuves ?

— J’ai réfléchi. Je suis convaincu. Baney a assurément quelque chose à cacher. Vous savez… Si cela ne tenait qu’à moi, je renoncerais à cette rançon pour aller chercher fortune ailleurs. Une nouvelle guerre interplanétaire n’arrangerait pas mes affaires. Mais il y a l’équipage. Je risque une mutinerie si…

— Ne vous justifiez pas, Galben. Je n’ai jamais monté cette opération pour de l’argent, mais pour avoir le plaisir d’attirer Baney dans mes filets. Il faut que nous nous trouvions face à face, ici. Il m’est indispensable pour la dernière partie de mon plan. Et deux personnes valent bien d’être sacrifiées pour en sauver des millions d’autres…

— C’est une considération mathématique, cela, et rien d’autre. Il faut un certain courage pour…

— Ce n’est pas de courage qu’il s’agit, mais de haine, de désir de vengeance. J’y laisserai probablement ma peau, mais il faut que la combine des petits revanchards de Xuban tombe à l’eau…

— Mais je ne comprends toujours pas comment ils peuvent ranimer ces cadavres pour les faire défiler au pas ou conduire des vaisseaux…

Weisse eut une pensée pour l’infortuné Kalf, lorsqu’il répondit :

— Oui, c’est un miracle auquel personne n’avait songé. La victime d’un Horlag ne meurt pas sur-le-champ, mais poursuit une vie ralentie, une longue agonie. Entre ce laps de temps qui sépare cette mort clinique de la véritable, il reste dans ces corps recroquevillés un soupçon de conscience qu’il suffit de rallumer… Avec l’aide des Montreurs de Rêves, ces Horlags domestiqués dont le processus vital est inversé. Le rêve n’est que la plus bénigne de leurs activités, oui. En fait, ce sont de véritables générateurs d’énergie vivante, qui rendent aux corps ce que leurs cousins négatifs leur ont ravi. Mais cette vie qu’ils leur insufflent est bien différente de l’ancienne. Ce n’est probablement qu’un ensemble d’informations soigneusement codées et sélectionnées. Un véritable « programme » de robot qui en fait des non-morts tout dévoués à leurs re-créateurs. Des êtres auxquels on peut inculquer certaines sciences ou techniques choisies, comme on façonne à loisir de l’argile vierge…

— Comment construire ou piloter un astronef, par exemple ?

— Par exemple, oui. Et la chose dure depuis une douzaine d’années. Songez au potentiel matériel et militaire qui a dû être ainsi rassemblé. Le commandant Farth a avoué que la base était bien Epsilon, le propre refuge des Horlags. L’ironie du sort, mais aussi un choix judicieux. Epsilon doit être une véritable poudrière, toute prête à exploser à la face des autres planètes de cette galaxie. Bien des choses s’éclairent, en effet…

— Mais rien ne semble plus devoir enrayer le mécanisme de la bombe, à présent.

— Si, moi. Avec votre aide, peut-être bien. Mais il nous faut Baney. Il faut qu’il monte à bord.

— Il prendra des précautions, croyez-moi.

— Il ne dispose plus d’aucun moyen de pression sur moi. Il sera contraint de venir. Ce sera la rançon de deux vies.

— Mais toutes les batteries seront prêtes. Mon cargo dispose d’un armement suffisant pour faire sauter une petite planète comme Xuban.

— Vous disposez d’une bombe de type LH ?

— Deux. Avouez que nous avons de quoi faire du dégât.

— Chargez-les sur le vaisseau de Farth.

— Mais il n’est pas muni de dispositif ! Comment voulez-vous les utiliser ?

— Avec la trappe de la soute.

— Vous voulez lâcher des LH comme de vulgaires sacs de farine ? Mais vous savez qu’au moindre choc, elles vont vous faire sauter avec tout le reste !

— J’en suis parfaitement conscient, mais je serai seul à bord. Vous ferez arrimer soigneusement les engins afin que je n’explose pas trop tôt. Le moment venu, j’ouvre la trappe, scie les sangles, juste à la verticale d’Epsilon.

— Mais si ce satellite est la caserne que nous pensons, vous serez repéré et descendu avant même d’avoir pu approcher d’un objectif valable.

— Pas si Lod Baney me sert de sauf-conduit. Syr Galben émit un petit sifflement.

— Vous êtes fou.

Weisse haussa les épaules et consulta sa montre. Il lui restait quatre heures avant l’affrontement. Il décida de les mettre à profit pour faire un brin de toilette et prendre un peu de repos.

Et puis rêver un peu…